Le Kalevala (paskaal)

Les vieilles chansons caréliennes du peuple finnois d'antan.

Elias Lönnrot, dès 1827, voyage dans les provinces du Savo et de la Carélie finlandaise, où il recueille assez de chants pour publier à ses frais quatre petits volumes, les Kantélé.

Sillonnant ces territoires, il va parcourir 20.000 km, transcrire 65.000 vers, proverbes et dictons. Il rencontrera ainsi maints chanteurs, dont de très grands bardes, capables de lui chanter 4.000 vers d'une traite.

Fidèle à l'esprit des bardes qui savent lier entre eux les épisodes et les chants épars de leur mémoire, persuadé que les poèmes qu'il a recueillis sont les vestiges d'un antique monument primitif, Lönnrot se met à l'ouvrage. Il compose une première œuvre, le Poème de Väinämöinen, somme de 5.000 vers en 16 chants, complétée avant sa publication pour former en 1835, en 16.000 vers et 16 chants, le Kalevala ou Les vieilles chansons caréliennes du peuple finnois d'antan.

D'autres collectes mais surtout de la découverte en 1845 d'un barde de mémoire phénoménale et de talent immense, Lönnrot tire la version définitive du Kalevala, une œuvre monumentale de 22.795 vers et 50 chants, qui paraît en 1849.

(Le Kalevala, Gallimard 1991, extraits de l'introduction)

Je vous en proposerai des passages au gré de mon humeur...
:p

Les adieux de la fiancée (paskaal) [23/10/2011]

"Jamais je n'ai voulu le croire
ni oncques le cuider naguère,
jamais n'ai cru faire abandon
ni su me départir un jour
de la lisière du bastion,
la croupe à l'auvent de la crête ;
il me faut croire à l'abandon,
me faut penser à départir :
pichet vide, il est temps d'aller,
bières lampées, temps de filer,
les traîneaux sont bientôt tournés
proue dehors, la poupe à nos murs,
le flanc vers le fenil du père,
de guingois contre la bouvière.

"Comment payer, sur la seuillée,
misère, quand je vais partir,
quels sous pour le lait de ma mère,
toute la bonté de mon père,
en quels sous la merci du frère,
quels sous pour ma sœur au cœur pur ?"

(extrait du chant 24)

La magie de Lemminkäinen (paskaal) [23/10/2011]

Lemminkäinen (ou Lemminkä) est un des principaux héros du Kalevala. Gai compère, grand séducteur, aventureux et fanfaron, fieffé batailleur et grand gosier. Son nom est lié à Lempi, l'amour, plus anciennement le feu, la brûlure. Il est parfois nommé Ahti, parfois Kauko (ou Kaukolainen, Kaukomieli) littéralement "celui dont l'esprit est loin."

Retrouvons-le à la porte du village de Pohjola, face au danger que sa mère lui avait pourtant présagé...


Un serpent se tord sur la sente,
en travers, devant la seuillée,
plus long que le linteau de l'huis,
plus gros que le pilier du porche.

Cent quinquets luisent dans son crâne,
mille langues dardées, la guivre,
les yeux larges comme un blutoir,
en javelots les langues longues,
en manche de fauchet les dents,
l'échine est longue de sept barques.

Pourtant Lemminkä le cœur fol
n'ose guère en venir aux mains
contre la guivre aux cent quinquets,
cette vipère aux mille langues.

Lemminkä le cœur fol lui parle,
Kauko, le beau cœur lointain :

"Ver noir, serpent de sous la terre,
larve aux poils de la gent d'enfer,
sale rampeur sous la fenasse
aux souches des troncs du malin,
par les touffes, glissade noire,
cascade aux chicots des grands arbres !

"Qui t'a levé de ta fenasse,
rabroué des foins morgelés,
que te voilà rampant à terre
et frétillant sur mon chemin ?

"Qui t'a dressé le bec en l'air,
qui t'a sommé, qui t'a mandé
de tenir la tête juchée,
col guindé en gorge revêche ?

"Est-ce ton père, ou bien ta mère,
ou ton frère, le fils aîné,
ou ta sœur, la fille cadette,
ou quelque autre chenu des tiens ?

"Cache tes crocs, ferme ta gueule,
musse là ta langue effilée,
recoquille loin ton fatras,
ratatine en godron tes nœuds
et dégage à moitié la voie,
laisse passer l'homme en chemin !

"Ou bien décampe hors du sentier,
décampe aux broussis de maraîche,
patauge, la bruyère au ventre,
camouflé miteux dans la mousse,
flocon de laine effilochée,
tourneboulé, bûchon de tremble,
caboche enfoncée dans la tourbe,
creuse ta niche au creux des touffes,
- la tourbe, voilà ton repaire,
ta masure au creux d'une touffe :

"Et si tu redresse la tête
Ukko te fracasse le crâne
à coups de clous rivés d'acier,
la grêle de fer en averse."

Voilà les mots de Lemminkä.
Mais le ver ne lui cède guère :
sa lèvre siffle en rage encore,
langue dardée, gorge bouillante,
gueule en crachats, le croc levé,
hargne vilaine contre Ahti.

Alors Lemminkä le cœur fol
se souvient des paroles vieilles
jadis apprises de l'aïeule,
la leçon de sa mère ancienne.

Et Lemminkä la tête folle,
Kauko le beau cœur reparle :

"Malin qui rechigne à céder
et ne veut point gauchir d'un pouce,
tu vas boursoufler de douleur
et gonfler en grand jour de gêne,
crevé par le mitan, vilain,
tranché en trois tronçons, miteux,
si je vais pour quérir ta mère
et rameuter ta gent de sang.

"Gouffreux, je sais bien ta naissance,
bestiole en terre, et ton enfance :
Syöjätär était ta mère,
Vetehinen était ton père.

"Syöjätär a craché bas,
elle a jeté sa bave aux vagues :
le vent l'a bercée dans sa houle,
le souffle d'eau l'a ballottée,
berceau profond pour six années,
au tangage sept estivages,
sur la mer à l'échine claire,
au clapotis des vagues molles.

"L'eau l'a tirée en longue ligne,
le soleil l'a chauffée en liane,
balayée par l'orage en terres,
drossée par la vague au rivage.

"Les trois filles de la Nature
passant par la grève, en chahut,
grand vacarme en marge des vagues,
ont trouvé la bave en épave ;
les filles se sont demandé :

"- Que sera la bave drossée
si le Seigneur lui donne souffle,
et signe des yeux dans son crâne ?

"Le Seigneur entend leur devise :
lors il parle et gronde ces mots :
- Malin du malin jaillira,
coquin vomis par la canaille,
si je donne souffle à la bave
et signe des yeux dans son crâne.

"Hiisi se cachait à l'affût,
gent de teigne, l'œil à l'aguet.
Vite il se change en Créateur,
et Gueux d'Enfer il donne souffle
au crachat de gueuse cruelle,
la bave de Syöjätär :
elle se tortille en vipère,
vilaine mue, en serpent noir...

"D'où lui vient le souffle donné ?
De Hiisi, au brasier d'Enfer.
D'où lui vient son cœur enclavé ?
Du gosier de Syöjätär.

"Et d'où sa cervelle étriquée ?
Des rouleaux dans houle énorme.
D'où la jugeote du vaurien ?
Du rapide, au feu des embruns.

"D'où sa tête, juchée, méchante ?
D'un grain de fève, un grain mauvais.
Et les yeux piqués dans son crâne ?
C'est le lin d'enfer en semence.

"Les oreilles de la canaille ?
Les feuilles d'un bouleau d'Enfer.
Et la bouche gravée de pois ?
C'est le ceinturon de l'Ogresse.

"La langue au goulot du foireux ?
C'est la lance aux mains de l'ondine.
Les dents nues, les crocs de la teigne ?
Les barbes sur l'orge d'enfer.

"Et d'où ces gencives cruelles ?
De Kalma, la vierges aux grimaces.
Mais l'échine, les reins bardés ?
C'est un pieu de faulde(1) en Enfer.

"Et la queue noire, et le fouet torse ?
C'est la tresse en crin du Malin.
Et le nœud des veines nouées ?
C'est la ceinture aux flancs de mort.

"Voilà ta gent, c'est ton lignage,
c'est ton engeance mal famée !

"Guivre noire, serpent sous terre,
larve aux poils de la gent de mort,
poil de terre, crin de bruyère,
poil et crin sous l'arche du ciel !
Fuis la sente de l'homme en route,
file devant le brave en marche !

"Laisse passer l'homme en chemin,
Lemminkä, qu'il aille baller
à ces festins de Pohjola,
les bombances du bon lignage !"

Et déjà la vipère bronche,
cent-quinquets le serpent remue,
la vipère grosse se tord
et tortille loin du chemin,
elle laisse aller l'homme en route,
Lemminkä, qu'il aille baller
au grand festin de Pohjola,
les ripailles du bon lignage.

(extrait du chant 26)


(1) Foyer de charbonnier, en forêt.

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